Comment définiriez vous la notion d'Aïki ?
Je ne vais pas ici en faire l'historique, ni proposer une étude sur le sens des kanjis qui composent ce mot ; cela a été fait par des personnes spécialisées dans ces domaines. J'aimerais juste proposer une vision pragmatique, orientée vers les enseignants et les pratiquants.
Disons que, généralement, on traduit ce concept par "harmonisation des énergies" ou "unification des énergies". Cette notion d'Aïki est le cœur de la pratique.
Dans un cadre martial, ce concept s'exprime par la façon de recevoir puis de gérer une attaque. Respecter la notion d'Aïki, c'est faire le choix d'envisager différemment le rapport martial. Concrètement, pour la personne qui fait la technique (Tori), il va s'agir "d'accepter ce qui est", "de faire avec" puis de guider l'énergie, la dynamique de l'attaquant (Uke), vers une neutralisation. "S’accorder" à l’attaquant demande une grande capacité d'adaptation. Cette adaptation est telle qu'il y a presque une fusion entre les deux protagonistes. Il n'y a plus qu'une seule sphère pour les deux pratiquants et Tori en est le centre (c'est un des aspects du principe d'irimi). Tout le chemin de l'aïkido nous mène vers cette recherche, cet accordage. C'est une manière tout à fait éducative de gérer la rencontre. C'est aussi le choix d'une démarche vers la non-opposition.
"En Aïkido, affronter ou éviter l'autre sont deux approches erronées, il s'agit de le rencontrer"
Concrètement, comment se déroule ce parcours vers l'harmonisation ?
On pourrait voir plusieurs étapes à cette quête.
Un premier objectif serait : rééduquer le corps et l'esprit.
Harmoniser les différentes parties de son corps pour développer une globalité d'action (ce qu'on appelle l'unité du corps). Donc passer par l'étude du centrage, de l'assise et de la mobilité, de l'utilisation de son poids, de la conscience de ses axes corporels, de la synchronisation du haut et du bas et aussi de la droite et de la gauche du corps, une recherche du relâchement, un développement de la proprioception, etc…
Une fois organisées, toutes ces capacités mèneront à une unité du corps qui remplacera la force brute, la force musculaire qui n'a pas lieu d'être en aïkido.
Il s'agit aussi de faire un travail sur le mental qui permettra d'améliorer sa présence, son écoute, sa disponibilité et donc sa capacité d'adaptation. Atteindre une vacuité mentale, un calme qui permettra de faire de la place à l'autre dans notre esprit.
Enfin, unifier l'un et l'autre, le corps et l'esprit. Qu'il n'y ait plus de décalage entre l'intention et l’action ; le mouvement corporel devient l'expression immédiate de l'intention.
Un second objectif concernerait la relation au partenaire.
Cela consiste à utiliser les capacités précédemment citées, tant physiques que mentales, pour s'harmoniser à l'attaquant : faire concorder les directions de nos mouvements, de nos actions, avec celles de Uke, s’intégrer à son rythme, accorder les intentions et, enfin, s'adapter à tout changement, à toute évolution.
Il va donc s'agir de développer une écoute complète de l'attaquant, afin de s'y adapter ; de se forger un esprit calme, disponible, qui permet d'atteindre un état de non-faire, de non-rivalité et ainsi d'aller vers la non-opposition.
"Être suffisamment présent, disponible et serein pour réaliser la technique qui s'impose d'elle-même et non pas celle que l'on a décidée".
Lors de ce cheminement, quelles sont les difficultés que l'on va rencontrer ?
La principale difficulté pour être dans un état de non opposition, est sans doute son inverse : le réflexe d'opposition (qui fait partie des réflexes de survie, reflexe primaire certes, mais réaction simple et efficace). Force est de constater que celui-ci nous est spontané… Mais s'il apporte de rapides résultats, il nous met immédiatement dans un rapport de force avec notre partenaire ; il nous plonge dans une rivalité, dans une dualité gagnant/perdant. S’ajoutent aussi les difficultés qui viennent de l'envie de gagner, du désir de dominer, du "vouloir faire", de l'excès de volonté, de l'esprit de compétition ... Peut-être au travers de tous ces éléments, un besoin de se rassurer ; en tout cas, les obstacles sont multiples …
La notion d'Aïki, elle, propose de nous enrichir de la rencontre, de nous construire dans la rencontre, dans une relation "gagnant/gagnant". "Être avec" plutôt que "aller contre". C'est une véritable rééducation mentale, qui, si elle est difficilement accessible, nous enrichit dès que l'on y goûte ...
Utiliser la situation la plus conflictuelle qui soit (une attaque physique) pour en faire un moment de recherche d'harmonisation, tel est le propos de l'aïkido.
Une utopie certes, mais une merveilleuse utopie.
Comment, d'après vous, se situe le côté "martial" de l'aïkido dans ce cadre ?
Si la notion d'Aïki est le cœur de la pratique, l'aspect martial en est le contexte.
C'est un élément essentiel, mais ce n'est pas le principal. Cet aspect martial va justifier en partie la gestuelle, les situations de travail, les objectifs techniques. Aussi rigoureux et réaliste qu’il puisse être, c'est le cadre dans lequel nous travaillons, mais ce n'est pas la finalité. Comme son nom l'indique, l'aïkido est un "do", pas un "jutsu", c’est-à-dire une voie d’évolution, d’accomplissement, au travers d’une pratique martiale, pas une technique n’ayant que le combat comme objectif.
Alors, quel rôle prend l'attaquant pour cette recherche ?
Uke est bien sûr l'élément clef de cette recherche, puisque c'est lui qui va provoquer la situation de travail. Tout s'organise autour de ce qu'il donne et il faudra s'y adapter.
Il se doit d'être engagé dans son attaque, précis sur ses distances, capable de rester attaquant jusqu'au bout du mouvement. Il se devra d'être spontané, vivant et réactif. De tout cela dépend le travail de Tori. Si Uke est hyper codifié, formaté dans ses réactions, son partenaire ne sera jamais surpris, tout se passera comme il l'avait décidé par avance. Si le Uke n'est pas présent, la rencontre se fera à sens unique. S'il est trop conciliant, Tori n'aura pas matière à travailler : comment s'adapter à quelqu'un qui est d'accord avec tout ?
C'est la spontanéité de Uke qui va permettre à Tori de mettre en applications les capacités dont nous parlions. On pourrait dire que ce sont les opportunités de l'inconnu qui donnent sa richesse à la rencontre.
"Bienheureuse incertitude" …
Auriez-vous une recommandation à faire pour terminer ?
De façon générale, Il me semble qu’il nous serait à tous bénéfique de faire une relecture de notre pratique. Pour chacune des formes techniques que l’on réalise, demandons-nous : « en quoi est-elle respectueuse du principe Aïki ? »
Joël Roche c.n. 7°dan D.F.R. Pays de Loire
Pouvez-vous nous préciser ce que l’on entend par « armes » dans notre discipline ?
En Aïkido, la pratique des armes peut se diviser en deux catégories : soit l’un des deux partenaires a une arme (ken, jo, tanto) et l’autre est à mains nues, soit les deux partenaires sont équipés de la même arme (ken ou jo). Cette première catégorie (armes/mains nues) déclinée en jo dori, jo nage waza, tachi dori, tanto dori, semble être un prolongement du travail à mains nues : les techniques, quasiment les mêmes ; sont bien sûr adaptées, ajustées, et l’accent est mis sur le contrôle de l’arme, mais sur le fond il n’y aura pas de grand changement par rapport au travail sans arme. Pour la deuxième catégorie (armes/armes), la forme est bien spécifique : il y un allongement de la distance, le timing est plus « serré », la durée d’échange beaucoup plus courte.
En général il y a absence de contact physique direct avec le/la partenaire. Le risque est plus important, plus immédiat, ce qui amène à développer une grande présence. La forme peut donc paraître différente par rapport au travail à mains nues, mais les principes techniques, les principes mécaniques sont les mêmes. Les gestuelles sont souvent très proches, les structures des mouvements, la construction des techniques sont similaires ainsi que les valeurs engagées. L'un des intérêts de cette pratique est donc d’expérimenter les principes exploités lors du travail à mains nues, mais dans une autre situation (principe de variabilité). La forme change, mais la finalité du travail est la même. Cette finalité est d’ailleurs un réel paradoxe ; il s’agit de chercher à s’harmoniser avec l’autre alors qu’on le rencontre dans la situation la plus difficile qui soit : l’affrontement. Que cela soit avec ou sans arme change en fait peu de choses.
Est-on capable de parvenir à cette sagesse, à cette belle utopie ?
Je n’en sais rien. Ce dont je suis sûr, c’est qu’à partir du moment où l’on entre sur ce chemin, ce do, notre regard sur l’opposition change complètement.
Dans vos cours d’armes, vous parlez souvent des « classiques », qu’est-ce cela signifie ?
Le contenu technique de la deuxième catégorie (armes/armes) est lié, bien sûr, à l’histoire de notre fédération, à son lien avec l’Aïkikaï, et aussi aux parcours personnels des anciens de notre groupe. Les principales références du travail armes/armes dans notre fédération sont l’aïki-ken et l’ aïki-jo (Saïto Sensei), et l’école Kashima Shin Ryu (lignée kunii Sensei, Inaba Sensei).
Citons quelques-uns des différents maîtres japonais qui nous ont influencés pour la pratique des armes : Tamura Sensei, Chiba Sensei, Nishio Sensei, Saotome Sensei (Kumi-Aï)…
Toutes ces influences nous amènent à une situation étonnante où le répertoire est vaste, riche mais pas clairement défini (contrairement au travail à mains nues). Ce léger flou a pour avantage de ne pas figer le répertoire, et il est à même d’évoluer au fil des années. Néanmoins, depuis une bonne soixantaine d’années de pratique de l’Aïkido en France, il y a un fonds commun d’exercices aux armes, d’échanges, qui se dégage et que l’on retrouve dans les passages de grades : c’est ce que j’appelle « les classiques ». En fait, c’est l’usage qui définit le répertoire.
En quoi les armes font elles historiquement partie de l’Aïkido ?
Durant toute sa vie O Sensei a pratiqué les armes (sabre, bâton, lance et même l’éventail…). Cela a profondément participé au processus de création de l’Aïkido. Il semble que dans son enseignement, il faisait très régulièrement référence à celles-ci. Étudier en parallèle l’Aïkido avec et sans armes, c’est refaire un petit bout du chemin qui a mené à la création de notre discipline, c’est élargir sa vision, trouver des ponts.
La construction d’un mouvement d’arme est-elle identique à celle d’un mouvement à mains nues ?
Même si la forme peut changer, la logique de construction reste la même. Il y a d’abord une phase de placement où l’on va chercher à esquiver, à se placer à un endroit favorable (en sortant de la ligne d’attaque - le ken sen - ou en y restant, mais en avançant o en reculant). Ensuite ce sera la phase de déstabilisation de l’attaque, où l’on va chercher à arrêter, amortir, dévier l’arme (par un balayage, une absorption) et/ou perturber, ralentir, arrêter l’attaquant-e (par une menace sur son axe, un jeu de rythme). Dernière phase, afin d’annihiler toute possibilité d’une nouvelle attaque, on va rechercher un contrôle effectif du/de la partenaire (par une coupe ou une pique - potentielle bien sûr). Tout cela se doit d’être réalisé avec un contrôle permanent du ken sen et/ou de l’axe de l’attaquant-e et effectué sans temps mort. Avec la maîtrise, ces trois phases ou bien se succèdent, ou bien deviennent simultanées, selon les mouvements ou l’intention qu’on leur donne. Comme à mains nues, cette notion de construction est aussi valable pour Uke ; il va construire son attaque : chercher une distance de départ où il n’est pas en danger, trouver une distance d’arrivée qui lui permette un impact sur le corps de Tori. Il devra s’engager dans son action mais aussi être capable de changer son intention si le contrôle de Tori le met en danger. Travailler cette construction avec ou sans armes permet d’affiner sa compréhension des techniques.
Qu’appelez-vous unité corps/armes ?
Depuis que je pratique l’Aïkido, j’entends dire que les armes sont le prolongement du corps. L’idée est à la fois simple et complexe : il s’agit d’intégrer l’arme au schéma corporel. De même que corps et esprit se doivent d’être unifiés, le corps et l’arme ne doivent faire qu’un. Cela va passer par la façon de saisir l’arme sans casser les lignes de force, de maintenir plutôt que de tenir. Cela demandera aussi tout un travail de synchronisation entre les déplacements et les gestes de frappe, coupe, pique. Le travail du relâché participe à cette unité, comme à mains nues ; « vider » les bras va permettre de trouver la puissance dans le bassin, les hanches, le centre. Si les épaules sont relâchées et le poids du corps engagé, le poids va « passer » dans l’arme et apporter une grande puissance à l’impact. Il va aussi s’agir de faire coïncider les directions, l’orientation du corps et de l’arme. Il résulte de ce travail une amélioration du potentiel corporel, une unité, une harmonie entre le corps et l’arme. Harmonie entre soi et un objet extérieur à soi. Peut-être est-ce une première étape vers l’harmonie avec, non plus un objet, mais un être vivant extérieur à soi : le/la partenaire…
Vous parlez d’harmonie avec le/la partenaire : comment cela s’exprime-t-il ?
Comme dans le travail à mains nues, il s’agit de s’harmoniser à l’attaquant-e ; de s’y accorder. Accorder les trajectoires des mouvements, accorder les rythmes des actions, accorder les intentions… C’est une recherche qui nous permet d’affûter notre écoute du/de la partenaire, de développer une présence à soi, à l’autre, une vigilance martiale (zanshin), d’affiner notre perception (tout particulièrement le travail du contact au travers des sabres), de cultiver un respect de l’autre.
Le Collège technique national a mis en place une commission chargée du développement et de l’amélioration du travail des armes, dont vous êtes le pilote. Qu’en est-il ?
Plusieurs axes sont envisagés :
• Améliorer la communication autour des armes, en faire ressortir les intérêts, redonner du sens (cette interview, je l’espère, y participe…).
• Augmenter et systématiser les situations de travail des armes. S’ils ne le font pas déjà, demander aux animateurs de stages régionaux ou nationaux et autres préparations de grades d’intégrer systématiquement les armes dans leurs formations. Formations techniques bien sûr mais aussi pédagogiques (écoles des cadres, stage à l’évaluation…)
• Proposer aux Ligues qui le souhaitent des animations « spécialisées armes » en partie technique et en partie pédagogique
• Produire des documents pédagogiques pour apporter une aide aux enseignant-e-s qui en ont besoin. À ce propos, vous trouverez sur le site de mon club (www.aikidocroixblanche.fr) des vidéos d’armes en accès libre qui peuvent être une aide technique.
• Proposer à la C.S.D.G.E. de faire évoluer le règlement. L’idée serait de faire passer l’évaluation des armes/armes des deux niveaux actuels à quatre. En effet le travail armes/armes n’apparait qu’au troisième dan. En commençant dès le premier dan, cela apporterait une meilleure progressivité pour l’évaluation. Ce peut aussi être une incitation à démarrer plus tôt l’étude des armes.
Quelques précautions pédagogiques à respecter lors de l’enseignement des armes ?
• Avant tout, poser une attention toute particulière à la sécurité et à l’état d’esprit (kimochi).
• Présenter les armes en lien avec le travail à mains nues. Entre autres bénéfices, cette présentation peut être intégrée lors d’un cours « à mains nues » (c’est ainsi un outil pédagogique supplémentaire qui s’intègre dans la temporalité du cours).
• Afin de ne pas rendre l’étude rébarbative, éviter de se limiter à des tsuburis, mais aussi inclure des exercices à deux (éducatifs, échanges).
• Si on fait appel à d’autres techniques que celles du répertoire classique, s’assurer qu’on les réalise dans une démarche « Aïkï »
• Attention au vocabulaire. Le travail avec ken induit la notion de coupe tandis que le travail avec jo induit la notion de frappe
• Ne pas négliger le Reïshiki spécifique aux armes ; il participe à la présence, au respect et à la sécurité.
• Les deux situations faisant partie intégrante de l’Aïkido, éviter de parler de lien « armes/Aïkido » mais parler de lien « armes/mains nues »
Sortir de l’idée que les armes sont réservées aux pratiquant-e-s avancé-e-s. En effet, le travail des armes ne proposant quasiment pas de contact corporel, le poids, la taille, la puissance n’entrent pas en ligne de compte ; ne reste plus qu’un rapport de placement, de timing (situation de travail peut-être même plus accessible que celle du travail à mains nues). À condition d’e rester vigilant sur la sécurité et l’état d’esprit (utilisation de l’espace, calme, contrôle gestuel, etc.) rien n’empêche de faire pratiquer les armes aux enfants. : ils adorent !...